2. Le cycle Zelda

Iwata  :

Après la présentation controversée de Link Cartoon, j’ai l’impression que les fans n’ont cessé d’en débattre jusqu’à la sortie du jeu. Il y avait ses défenseurs et ses détracteurs. En tant que développeurs, quelles ont été vos impressions après l’accueil réservé au jeu à sa sortie ?

Aonuma  :

À l’époque, nous ne pouvions pas voir les réactions immédiatement, comme c’est le cas aujourd’hui avec Internet, mais les avis étaient partagés sur ce style graphique. Après la sortie du jeu, j’ai eu l’impression de ne pas avoir pu proposer le jeu Zelda escompté. C’est en tout cas le sentiment que j’ai ressenti en parlant à différentes personnes.

Iwata  :

Donc vous pensez que les joueurs étaient surtout divisés sur le style graphique ?

Aonuma  :

Oui. C’était il y a quelques années, mais un jour, ma femme m’a dit qu’on lui avait parlé des graphismes de The Wind Waker sur Nintendo GameCube, et que si nous l’avions à la maison, elle voudrait y jouer.

Iwata  :

Hmm, c’est trop beau pour être vrai, non ? (rires) Votre femme savait-elle que vous aviez travaillé sur The Wind Waker ?

Aonuma  :

Elle le savait, mais ça ne l’intéressait pas quand il est sorti.

Iwata  :

Est-ce qu’elle a l’habitude de jouer aux jeux vidéo ?

Aonuma  :

Elle a commencé à jouer aux jeux sur lesquels j’avais travaillé à l’époque de The Legend of Zelda: Twilight Princess12, mais avant cela, elle ne jouait pas beaucoup aux jeux vidéo étant donné que notre enfant était encore en bas âge.12. The Legend of Zelda: Twilight Princess : jeu commercialisé sur les consoles Nintendo GameCube et Wii en décembre 2006. Les graphismes 3D réalistes étaient dans la lignée de ceux de The Legend of Zelda: Ocarina of Time. L’utilisation de la télécommande Wii a permis d’intégrer de nouveaux types de commandes intuitives dans la version Wii.

Iwata  :

Quelles ont été vos impressions, Takizawa-san ?

Takizawa  :

Eh bien, il s’est passé à peu près la même chose pour moi. Ma femme ne joue jamais aux jeux vidéo, mais quand elle a vu la pub à la télé, elle a dit que ça avait l’air intéressant. Et c’est la première fois que je l’ai vue déçue de ne pas savoir bien jouer aux jeux vidéo.

Iwata  :

Ces graphismes ont donc touché certaines personnes.

Takizawa  :

Oui. Nous avons créé des graphismes qui ont donné envie à des personnes qui ne jouaient pas habituellement aux jeux vidéo d’y jouer. Ça m’a fait très plaisir.

Aonuma  :

À l’époque, je pense que les jeux vidéo avaient encore cette image d’activité compliquée pour les non-initiés. Les manettes, par exemple, avaient de plus en plus de boutons.

Iwata  :

Je pense que cette image a atteint son paroxysme à cette époque. Il y avait un véritable engouement pour les jeux ultra réalistes. The Wind Waker est sorti à une époque où l’industrie du jeu vidéo n’était pas capable de proposer une idée qui ouvre ses portes à un public plus large.

Iwata Asks
Aonuma et Takizawa  :

C’est vrai.

Iwata  :

À l’époque, il y a eu deux catégories distinctes de joueurs : ceux à qui le jeu plaisait et qui disaient : « Les personnages sont tellement expressifs qu’on a l’impression de contrôler un dessin-animé », et ceux qui étaient totalement réfractaires et disaient : « On dirait un jeu pour gamins avec ces personnages enfantins ».

Aonuma  :

C’est exactement ça.

Iwata  :

Mais au fil du temps, ceux qui trouvaient Link Cartoon trop enfantin sont devenus de plus en plus minoritaires. Ou est-ce que j’exagère ? (rires)

Aonuma  :

Non, c’est tout à fait ça.

Iwata  :

Si on observe bien le monde de The Wind Waker, on constate qu’il a sa propre forme de réalisme. Il est inventif, et il est constitué de tellement d’idées brillantes qu’on se dit : « Waouh ! Ce qu’il y a comme détails ! » Mais j’imagine qu’en tant que président de Nintendo, je ne suis pas très objectif ! (rires)

Aonuma  :

Il y a même des joueurs qui n’ont pas pris la peine de l’essayer.

Iwata  :

Mais je crois que les mentalités ont changé dernièrement.

Aonuma  :

Il y a un « cycle Zelda ».

Iwata  :

Oui. Bill Trinen-san13 de Nintendo of America, qui joue toujours un rôle très important dans la préparation des versions étrangères des jeux The Legend of Zelda, parle toujours du « cycle Zelda ».13. Bill Trinen : directeur du marketing produit chez Nintendo of America.

Aonuma  :

Au fil du temps, les opinions négatives sur The Legend of Zelda finissent par évoluer de façon positive. Au début, j’étais plutôt dubitatif, mais en voyant les réactions à The Wind Waker HD, je pense qu’il a raison.

Iwata Asks
Iwata  :

Et ça ne se limite pas à The Wind Waker. Chaque fois qu’un nouveau jeu Zelda sort, il y a beaucoup d’avis négatifs, mais un an ou deux après, les gens reviennent sur leur position et la réputation du jeu grandit.

Aonuma  :

L’accueil des joueurs en Amérique du Nord a été comme ça pour The Wind Waker. Quand nous avons annoncé la sortie de la version originale en 2001, la plupart des avis étaient négatifs. Mais après la diffusion Nintendo Direct14 de janvier, les retours ont été des plus favorables. Et lors de la campagne Nintendo Experience chez Best Buy15, qui a eu lieu en même temps que l’E316 cette année, beaucoup de gens ont fait la queue devant l’unique station de démo de The Wind Waker HD dans chaque magasin, parce qu’ils voulaient vraiment y jouer.14. Nintendo Direct : désigne la vidéo Nintendo Direct intitulée « Wii U Direct – Jeux Nintendo 23.01.2013 » (les images de The Legend of Zelda: The Wind Waker HD démarrent à la 30e minute).15. Campagne Nintendo Experience chez Best Buy : lors de l’E3, des évènements ont été organisés dans 110 magasins de l’enseigne Best Buy aux États-Unis et au Canada. Les clients ont pu tester des jeux encore en développement sur la console Wii U, tels que The Legend of Zelda: The Wind Waker HD et Mario Kart 8.16. E3 (Electronic Entertainment Expo) : salon professionnel de jeux vidéo qui a normalement lieu une fois par an à Los Angeles. En 2013, l’E3 a duré trois jours, du 11 au 13 juin. Cette année, Nintendo n’a pas organisé sa conférence de presse habituelle, mais a communiqué via les diffusions Nintendo Direct dans les différentes régions, en présentant ses logiciels juste avant le début du salon.

Iwata  :

J’espère ne pas nous porter le mauvais œil, mais la console Nintendo GameCube n’a pas réussi à s’ouvrir à un public plus large. Même si le jeu était attrayant, beaucoup de personnes n’ont pas acheté la console et ont préféré attendre.

Aonuma  :

Ce que je peux aussi dire, c’est que nous avons bouleversé pas mal de choses avec The Wind Waker, et que ça a continué par la suite. Les graphismes de The Legend of Zelda: Twilight Princess était photo-réalistes et sérieux, puis The Legend of Zelda: Skyward Sword a eu l’aspect d’un tableau avec son animation en cel-shading. En fait, ça change à chaque nouvel opus.

Iwata  :

Je pense que les avis sur The Wind Waker sont de plus en plus positifs, car les joueurs ont pu faire la comparaison avec Twilight Princess et Skyward Sword. Ils ont réalisé que The Wind Waker avait son charme.

Aonuma  :

C’est possible.

Iwata  :

De plus, Link Cartoon a figuré dans plusieurs opus sur consoles portables et sa popularité s’en ressent.

Iwamoto  :

Quand j’ai travaillé sur The Legend of Zelda: Phantom Hourglass, certaines personnes se sont dit : « De quoi ? Link Cartoon ?! » Mais à la sortie de The Legend of Zelda: Spirit Tracks17, j’ai eu l’impression que ce n’était plus du tout le cas.17. The Legend of Zelda: Spirit Tracks : jeu commercialisé sur la console Nintendo DS en décembre 2009. À l’instar de l’opus précédent, The Legend of Zelda: Phantom Hourglass, Link Cartoon est le héros de ce jeu.

Aonuma  :

Au fil des jeux The Legend of Zelda développés sur Nintendo DS, je crois que nous avons réussi à convaincre les sceptiques que même si l’aspect visuel change, ça reste bien un jeu Zelda.

Iwata  :

Et onze ans après, les gens sont en mesure de l’appréhender d’un œil nouveau. Je pense que peu de joueurs seraient enclins à jouer au remake d’un jeu sorti il y a à peine deux ans, aussi bon soit-il, à moins qu’il ne soit réellement exceptionnel. Mais au bout de onze ans, la découverte n’est certes pas totale, mais vous pouvez profiter du jeu d’une nouvelle manière.

Aonuma  :

C’est vrai. Tout comme nous, ceux qui vont refaire le jeu auront en grande partie oublié l’original. Il nous arrive d’ailleurs parfois de nous dire : « Ah bon ? C’était comme ça avant ? » quand nous y jouons.

Iwata  :

Vous n’arrivez pas à résoudre certaines énigmes, alors que c’est vous qui avez fait le jeu ! (rires)

Takizawa  :

Oui ! Nous avons d’ailleurs toujours un guide stratégique sous la main. Vous imaginez ? Le développeur qui utilise un guide pour jouer à son propre jeu !

Tous  :

(rires)