1. On pensait avoir déjà tout donné

Iwata :

Très bien, pour commencer, je vais vous demander de vous présenter.

Aonuma :

Je suis Aonuma, de la Division Entertainment Analysis & Development (EAD). Je suis le producteur du titre The Legend of Zelda: Spirit Tracks, et j’ai aussi été le producteur du titre précédent, The Legend of Zelda: Phantom Hourglass1.



1 Le titre complet de Phantom Hourglass est “The Legend of Zelda: Phantom Hourglass”. Il s’agit d’un jeu d’action-aventure qui se joue au stylet. C’est le premier titre DS de la série Zelda. Il est sorti au Japon en juin 2007 et est paru en Europe en octobre 2007.

Iwamoto :

Je suis Iwamoto, je travaille dans la même division. J’ai été l’administrateur de ce titre ainsi que du précédent.

Iwata :

Aonuma-san, vous travaillez à la fois sur les versions Wii et DS de Zelda. Votre façon de travailler diffère-t-elle selon la plate-forme ?

Aonuma :

Lorsque je travaille sur la version Wii, je suis directement sur place et je peux souvent mettre l’accent sur mon travail d’administrateur. Pour la version DS, je fais plutôt un travail de producteur… Ceci dit, lorsque j’ai travaillé sur le précédent jeu, Phantom Hourglass, je travaillais en même temps sur "Twilight Princess" 2, je ne pouvais donc pas suivre les choses de très près dès le départ. Puis, lorsque Twilight Princess a été terminé et que je me suis installé dans les bureaux de la version DS, le développement était déjà bien avancé. De mon point de vue, le jeu en était à un stade où je pouvais vraiment me rendre utile.



2 Le titre complet de Twilight Princess est “The Legend of Zelda: Twilight Princess”. Il s’agit d’un jeu d’action-aventure sorti en décembre 2006 à la fois sur Wii et Nintendo GameCube.

Iwata :

D’accord, donc selon vous, comme vous avez quitté le site quelque temps, cela vous a permis de porter un regard neuf sur la version DS. Ainsi, vous avez pu identifier les points qui nécessitaient un peu plus de travail et vous avez pu vraiment améliorer les choses.

Aonuma :

C’est exactement ça. Et ensuite, je m’en voulais de faire ça, mais j’ai demandé à prolonger le développement de trois mois. Ainsi, j’ai travaillé sur le projet pendant cette période. Puis, à mesure que j’y travaillais, le jeu devenait de mieux en mieux.

Iwata Asks
Iwata :

En effet, j’avais entendu parler de cela. J’ai entendu dire que la qualité du jeu précédent avait augmenté de façon considérable durant les dernières phases du développement.

Aonuma :

Aussi, Iwamoto a dirigé ce titre, tout comme il l’avait fait pour le dernier titre. Environ la moitié de l’équipe avait travaillé sur Phantom Hourglass, c’est pourquoi je m’en remettais à eux dans une certaine mesure. Et pour ce qui est des deux derniers mois de développement…

Iwamoto :

Au final ça a plutôt duré trois mois.

Aonuma :

Comme vous pouvez vous en douter, je suis revenu lors des dernières phases de développement, tout comme je l’avais fait pour le jeu précédent. J’avais lancé plusieurs propositions, et à mon retour, les résultats étaient encore meilleurs que ce que j’avais espéré. Je crois qu’à partir de ce moment j’ai dû jouer le jeu en entier une bonne dizaine de fois. (rires) Je procédais aux derniers réglages.

Iwata :

Le producteur nous indique que le jeu dépassait ses espérances. En tant qu’administrateur, M. Iwamoto, pouvez-vous nous dire comment ce projet a commencé ?

Iwamoto :

Pour commencer, dans le jeu précédent, nous avions inclus de nombreuses fonctionnalités originales. Personnellement, je ressentais qu’on avait vraiment donné le meilleur de nous-mêmes. Nous avions créé toutes sortes de façons de jouer en exploitant les fonctionnalités de la DS. Mais c’est alors qu’Aonuma, le producteur, nous a dit : « Bien, il nous reste encore beaucoup à faire, vous ne pensez pas ? »

Iwata Asks
Iwata :

Alors que vous aviez déjà fait votre maximum. (rires)

Aonuma :

Eh bien, figurez-vous que moi aussi, je partageais ce même sentiment. Dans le jeu précédent, nous avions introduit une quantité phénoménale de nouvelles idées, et même moi j’étais convaincu que nous avions vraiment fait le tour.

Iwata :

Vu que vous aviez tous deux l’impression d’avoir déjà fait tout ce qui était possible et imaginable, qu’est-ce qui a motivé votre décision de faire un autre Zelda sur DS ?

Aonuma :

Eh bien, il existe quelques similitudes frappantes entre l’enchaînement de ces évènements et la façon dont Majora’s Mask 3 est né à la suite d’ Ocarina of Time 4.



3 Le titre complet de Majora’s Mask est “The Legend of Zelda: Majora’s Mask”. Il s’agit d’un jeu N64 sorti au Japon en avril 2000, un an et cinq mois après la sortie d’Ocarina of Time.


4 Le titre complet d’Ocarina of Time est “The Legend of Zelda: Ocarina of Time”. C’est le premier jeu de la série Zelda à être réalisé en 3D. Il est sorti sur N64 au Japon en novembre 1998.

Iwata :

C’est vrai, cette situation ressemble à ce qui s’est passé sur la Nintendo 64 (N64).

Aonuma :

C’est en effet très ressemblant. Mais si je commence à raconter cette histoire, notre interview risque d’être assez longue. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

Iwata :

Bien sûr que non, je vous en prie, poursuivez. Je pense qu’il est quasiment impossible de parler du concept de Zelda sans faire mention de cette histoire.

Aonuma :

D’accord. Notre premier jeu Zelda en 3D pour la N64 a été Ocarina of Time. J’ai travaillé un peu en tant qu’administrateur sur ce titre. Mais c’était très spécifique : j’étais responsable de la conception d’un donjon.

Iwata :

C’est intéressant car je pensais que vous supervisiez tout depuis Ocarina of Time, Aonuma-san. Mais maintenant que j’y pense, ce ne devait pas être le cas.

Aonuma :

Pas du tout. J’avais réussi à ne pas me retrouver trop souvent en première ligne à cette époque. (rires)

Iwata :

(rires)

Aonuma :

Bien, en gros j’avais plus ou moins carte blanche. Donc, lorsque l’on a fait Ocarina of Time, j’étais convaincu que nous avions donné le meilleur de nous-mêmes.

Iwata :

Lorsqu’Ocarina of Time est sorti, les gens ont trouvé qu’il était bien au-dessus de la moyenne des jeux de l’époque. Je comprends donc votre conviction d’avoir donné le meilleur de vous-mêmes.

Iwata Asks
Aonuma :

C’est vrai. Nous étions totalement ravis par cet accueil. (rires) Même après la sortie du jeu, j’avais l’impression que nous avions réussi à produire un titre vraiment particulier, je me sentais comblé. A cette époque, je pense que (Shigeru) Miyamoto-san partageait le même sentiment. Mais apparemment, il pensait aussi qu’il y avait encore beaucoup à faire.

Iwata :

Oui, Miyamoto-san n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers, n’est-ce pas ? (rires)

Aonuma :

Il nous a donc dit : on a déjà fait les modèles 3D pour Ocarina of Time. Si on change le contexte, ne pourrait-on pas trouver de nouvelles façons de jouer, une nouvelle histoire ?

Iwata :

C’est ainsi que vous avez fait Majora’s Mask.

Aonuma :

Non, nous n’avons pas commencé Majora’s Mask, pas directement. En fait il y avait un bonus et au début, nous voulions créer un “Ura Zelda” (Zelda – bonus).

Iwata :

Ce “Ura Zelda” (Ocarina of Time: Master Quest) avait été développé pour le 64DD5. Finalement, nous l’avons sorti sur un disque en édition limitée réservé à ceux qui avaient précommandé The Wind Waker.6



5 Le 64DD est un périphérique vendu en exclusivité au Japon par RandnetDD. Il a été mis en service en 1999 pour s’arrêter en 2001.


6 “Disque bonus en édition limitée” : bonus en édition limitée réservé à ceux qui avaient précommandé The Legend of Zelda: The Wind Waker, sorti à l’origine au Japon en décembre 2001, puis en Europe en mai 2003. Il s’agissait d’un disque GameCube comprenant Ocarina of Time et Ocarina of Time: Master Quest.

Aonuma :

Finalement, ce sont d’autres membres de l’équipe qui ont pris les rênes de Master Quest. Malgré cela, pour avoir été responsable des donjons, je n’étais pas si enthousiaste que ça à l’idée de faire un bonus pour eux. Je ne voyais pas cet épisode devenir un nouveau Zelda non plus. Mais bon, on nous avait demandé de travailler sur Zelda. Impossible pour nous de dire : « Je n’en ai pas envie » et de laisser les choses se terminer ainsi. A ce stade, Miyamoto-san nous a proposé un marché : il nous a dit que si nous arrivions à créer un nouveau Zelda en une année, alors, ce ne serait pas un « bonus ».

Iwata Asks
Iwata :

Bien ! Vous êtes donc en train de nous dire que Majora’s Mask est en fait le résultat de ce défi que votre équipe a relevé ? (rires)

Aonuma :

Oui. C’étaient les termes du marché. Mais le développement d’Ocarina of Time avait pris trois ans, vous savez !?

Iwata :

Je sais bien. (rires)

Aonuma :

Et nous étions censés en faire la suite en un an… Au début, je n’avais vraiment aucune idée sur ce que nous devions faire précisément, nous ne faisions qu’élaborer nos plans… A ce moment, Miyamoto-san et un autre administrateur, (Yoshiaki) Koizumi-san7, nous ont suggéré le « système des trois jours »8, l’idée d’un monde compact dans lequel on pourrait jouer et rejouer sans fin. Nous avons ajouté ça à notre formule et nous avons fini par percevoir la substance complète d’un Zelda que nous pouvions faire en un an.



7 Après Majora’s Mask, Yoshiaki Koizumi a travaillé au développement de Mario Sunshine (2002), Super Mario Galaxy (2007), ainsi que d’autres jeux Mario en 3D, sans oublier l’application pour Nintendo DSiWare Flipnote Studio (2008 au Japon, 2009 en Europe). Il fait partie du pôle de production de Tokyo.


8 Le système des trois jours : avec ce système, dès que trois jours se sont déroulés dans le jeu, la Lune tombe sur terre et le monde est détruit. C’est pourquoi le joueur doit maîtriser cette limite de temps et avancer dans le jeu tout en répétant sans cesse ces trois jours.

Iwata :

En fait, j’ai l’impression qu’à cette époque, nous avons eu comme un aperçu de ce qu’était le concept selon lequel « l’alliance d’un univers compact et d’une profondeur de jeu constituent l’une des formes des jeux du futur ». Je pense que dans ce sens, en tant que produit, Majora’s Mask a constitué un grand tournant pour Nintendo. Cela dit, j’ignorais totalement que c’était là le résultat d’une dispute. (rires)

Aonuma :

C’est pourtant vrai. (rires) Cependant, au début on a beaucoup tâtonné. Au final, nous avons adopté le « système des trois jours » et on s’est arrangés pour que le monde soit détruit si le joueur ne terminait pas le jeu dans la limite des trois jours.

Iwata :

C’était donc assez tendu comme jeu, non ?

Aonuma :

Et puis, dans Majora’s Mask, il fallait se souvenir de toutes sortes de choses pour que le monde ne soit pas détruit, du style : « Oh, il y avait quelque chose ici, et encore autre chose là-bas ». Voilà un autre point commun avec Spirit Tracks.

Iwamoto :

On y voyage en train et si l’on fait bien attention à l’emplacement des choses cela peut être utile par la suite.

Aonuma :

Et cette fois, vu que c’est sur DS, on peut prendre des notes.

Iwata :

C’est très étonnant que ce jeu que vous vous êtes donné tant de mal à créer vous soit à nouveau utile maintenant, près de dix ans plus tard. (rires)

Aonuma :

C’est vrai. (rires)